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32 ROAD TRIP BEAUTIFUL MAURITIUS chutes sculpturales des cascades. Dans le rythme des tambours au pied de la montagne du Morne, refuge des es- claves. Dans le chaos des « rue Royale », où se concentrent toutes les populations les jours de marché. Dans les vestiges des moulins à chaux et des usines sucrières désaffectées qui, peu à peu, s’inclinent devant la promesse de « cyber cities ». Dans lesgratte-ciel dePort-Louis, symboles du miracle économique de la jeune répu- blique, qui défient la citadelle de la reine Adélaïde… Les strates de l’histoire s’amoncellent, les vies et les cultures s’additionnent, sans rien oublier. Plus loin Pointe du Diable, Flic-en-Flac, Solitude, Bois-Chéri, Trou aux Biches, Gris Gris... Les noms des villages comme un collier de perles. La poésie s’immisce en nous sans qu’on en décide. Le trouble est accentué par la mythologie qui, partout à Maurice, s’invite dans le réel. Les montagnes sont des êtres vivants. Les personnages de romans vivent de vrais naufrages. Paul et Virginie, héros deBernardinde Saint-Pierre, sont enterrés dans le jardin de Pample- mousse. La « dame Créole » de Baudelaire gît dans le petit cimetière de l’église Saint- François-d’Assise. Le lac Grand Bassin est le prolongement du Gange sacré. Il n’est jusqu’au grand écrivain mauricien Malcolm de Chazal qui ne lui invente des géants et un continent originel, le Lémurie... La richesse des imaginaires est aussi nourrie par le multilinguisme. La majorité des Mauriciens parlent au moins trois langues : le français, l’anglais et, commune à tous, le créole. C’est la langue mère, la langue de confluence, née des dialectes africains des esclaves et du français, enrichie de vocabulaire hindi, tamil, hakka…, au cours des vagues migratoires. « Être de ce monde » Ce soir nous serons à Sainte-Croix. Des affiches sont placardées sur tous les murs de Port-Louis et des environs : le visage du père Laval – son regard bleu limpide. Le pèlerinage annuel commémore la mort en 1864 de l’apôtre des pauvres, médecin missionnaire breton, béatifié par Jean-Paul II. Familles, couples, marcheurs solitaires, toutes générations et confessions confon- dues, en silence ou récitant à voix haute une prière, convergent à pied vers le tom- beau. Ils tenteront de toucher le coffrage transparent qui donne à voir une statue du prêtre et d’y déposer un bouquet de fleurs. « Il ne s’agit pas seulement d’un rassem- blement catholique. Cequi nous réunit, c’est d’abord le plaisir à être de ce monde », prévient Marie-Claude, bénévole qui distri- bue du thé et l’alouda, une boisson lactée, aux pèlerins. La nuit s’est prolongée dans la messe, les chants, et puis les palabres, avant de se glisser sur les nattes disposées sous les arbres, quelques heures avant le jour. À Maurice, le monde s’ouvre à nous et en nous par des matins immenses. cases en tôle et en parpaings. Au détour d’un virage, se laisser surprendre par un édifice couleur fuchsia et vert pistache qui transforme toute la rue en un temple éclatant. Ici et là, les « maisons créoles » à lambrequins et varangues décaties saupou- drent l’air de nostalgie. Les pagodes boud- dhistes, mosquées et minarets, chapelles et temples tamouls fleurissent dans les campagnes. L’ancienne route court vers l’intérieur des terres. LesMariannes, Nouvelledécouverte, Crève-Cœur. Les plaines du Nord, plates comme lapaumed’unemain, sont couvertes de champs de cannes et piquées, çà et là, de montagnes fantomatiques : le Pouce, lamontagne du Lion, TroisMamelles, Pieter Both – appelée aussi « le moine qui mé- dite », la montagne étant surmontée d’une pierre en forme de tête – à moins que ce ne soit une tête en forme de pierre…–, inclinée vers le ciel. Autant de noms familiers comme pour humaniser et apprivoiser leur mystère. On roule entre les hautes tiges mauves jusqu’au flanc de lamontagne. Les femmes des hameaux, serpes en mains, achèvent la récolte de la canne. Les silhouettes disparaissent sous les ballots. La tâche est rude, âpre comme le goût astringent du pur jus de canne. D’autres retournent la terre rouge ferreuse avant de l’émotter en petits grains sombres qu’elles laissent couler entre leurs doigts. Avec toute la patience du monde, elles ensevelissent les nouvelles racines d’ananas. L’esprit des lieux Du nord au sud, d’est en ouest, l’île livre ses secrets. Dans la ferveur des prières et les visages graves des petits communiants de Mahébourg. Dans les offrandes – simples mèches allumées sur des feuilles de manguier – déposées sur les eaux sacrées du lac Grand-Bassin. Dans la forêt bruissante des gorges de Rivière-Noire, haut lieu des pailles-en-queue. Dans le ruissellement continu du vent dans les palmes, le paysage béant du ciel et les THE LAYERS OF HISTORY ACCUMULATE, LIVES AND CULTURES ADD UP, BUT NOTHING IS FORGOTTEN. LES STRATES DE L’HISTOIRE S’AMONCELLENT, LES VIES ET LES CULTURES S’ADDITIONNENT, SANS RIEN OUBLIER.

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