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88 IN PARIS THE ART OF GASTRONOMY A u-dessus d’une savante compo- sition de crevette bleue obsiblue, de thon rouge, d’œuf de saumon et citron-caviar, Antoine Heerah, le chef propriétaire du Chamarré Montmartre, à Paris, scrute son travail avant de répondre à la question : « Qu’y a-t-il de l’île Maurice dans ce plat ? De l’équilibre, de la fraîcheur… De la pertinence et le choc des cultures. La crevette vient de la Nouvelle-Calédonie. Elle est sucrée, comme un bonbon des mers. Elle me rappelle les oursins. Et puis il y a de l’huile de combava pour la dimen- sion créole, réunionnaise, mauricienne. Je vois également une touche herbacée, le contrepoint acide du citron-caviar agissant comme des micro billes… Vous voyez, l’esprit de l’îleMauriceest là, dans son foisonnement, sa multiplicité.» Un éternel voyage Antoine Heerah ressemble à un voyageur, ébahi par son périple, les yeux pleins d’images. Il n’a de cesse du reste de se promener et de revenir sonné : Singapour, Chicago… Il raconte les chocs. Comme du reste de sa vie, qui procéda par à-coups, saccades. Pas toujours des plus heureuse pour ce Mauricien venu en France à l’âge de huit ans, avec une enfance difficile passée dans une institution sociale (la Ddass), puis l’école hôtelière à 14 ans à Saint-Quentin en Yvelines, avant d’être accepté dans la grande école de gastro- nomie Ferrandi, à Paris. Ensuite, Antoine Heerah part travailler au sein de l’entreprise de restauration Sodexo, puis il crée sa propre entreprise de traiteur avant de se lancer dans le grand bain des maisons remarquables : Bernard Loiseau, Olivier Roellinger, Frédy Girardet, Marc Meneau. Il enchaîne alors chez Alain Passart, à Paris. Ce fut un grand choc qui laissa une forte empreinte sur sa cuisine avec cette dimension des saveurs poussées, des contrepoints et l’ingrédient premier : la passion. C’est cette dernière qui donna une accélération spectaculaire à sa car- rière, puisque lorsqu'Antoine Heerah s’installe avenue de la Tour-Mauboug, au Chamarré en 2002, il décroche huit mois après l’ouverture, une étoile au Michelin et la note de 16/20 au guide Gault & Millau. En 2008, il reprend le restaurant mythique d’Édouard Carlier, le Beauvilliers, rue Lamarck,à Montmartre, et depuis lors, il poursuit son propos exigeant, jouant les interfaces entre la culture mauricienne et le public parisien. « J’ai mis du temps à intégrer ce rôle, à comprendre les codes alors que ce n’est guère évident. Prenez la cuisine japonaise. D’emblée, elle est adoptée, alors que la cuisine mauricienne connaît plus d’ambivalence et passe par une vision franco-mauricienne. » Antoine Heerah appartient à ces chefs que la difficulté galvanise. Il aime entre- prendre, prendre des risques – il a eu jusqu’à quatre restaurants dans le quartier. Il ressemble à sa cuisine, et ses plats, à des vibrations. Il est en quête de ce qu’il appelle l’ « umami » mauricien. Sorte de graal du cuisinier, de rayon vert des saveurs, lorsque ces dernières s’unissent comme parmagie, de façon impalpable, constituant « un nuage de goûts, un équilibre parfait, celui-làmême qui donne envie, fait saliver ». Et voila notre homme pétiller, raconter cette île Maurice qui lui manque, les marchés, la douceur de vivre, les dholl puri, ces galettes à la recherche d’une sauce. Et le sucre muscovado : « C’est comme le sang de ma cuisine. Il va partout, il porte mes plats, les équilibre : il caramélise mes viandes, intervient dans les confits de fruits, les marmelades d’agrumes, les sirops… C’est la minéralité parfaite. » On réalise alors que la cuisine d’Antoine Heerah est un voyage sans fin, une recher- che perpétuelle, le laissant insatisfait. Pour le plus grand plaisir de ses convives.

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