Beachcomber Magazine 02

Lesmotsm’ontprispar lamain», dit Michel Ducasse en se souve- nant deLouisAragon. «dès l’âge de six ans, ma mère, cruciverbiste, me demandait sans cesse de chercher des mots dans ungranddictionnaireLarous- se. Je feuilletais, fébrile, les trois lettres dans lecoindespages, enquêtedu trésor. Ce gros livre contenait lemonde entier. » Samère encore qui lui transmet sa pas- sion pour la chanson française. Il décou- vre Brassens, Léo Ferré, Cabrel... « J’avais 15 ans quand j’ai décou- vert l’album Les Marquises de Jacques Brel. Quelle émotion en écoutant battre “la pluie traversière”, si singulière dans les îles. depuis ce jour, j’écris de la poésie. » LES LANGUES DU CŒUR ÀMaurice, si la langueofficielleest l’anglais, « les langues du cœur » sont le françaiset lecréole. « Cene sont pas seulement des langues maternelles, mais celles qui m’ont materné », sourit le poète. L’autre source vive est l’île elle- même et l’enfance à Goodlands, au nord du pays, où ses parents pharmaciens s’installent en 1965. Ce n’est alors qu’un village, entouré de champs de canne. une grande partie de la population, majoritaire- ment hindoue, travaille pour l’usine sucrière Saint-Antoine. « J’allais à l’école publique et c’est là que j’ai appris à vivre dans le respect des autres et de leurs différences – cultu- relle, sociale, religieuse... L’école de Goodlands m’a enseigné l’île Maurice que j’aime, plurielle et métissée, to- lérante et humaine. » Au collège Royal de Port-Louis, le jeune homme s’éprend des romantiques anglais, Keats, Shelley, Blake… et du théâtre shakespearien. De 18 à 26 ans, il part étudier à la faculté de lettres de Nancy en France et découvre les œu- vres engagées de René Char, Aragon, Eugène Guillevic… DIRE LES MONDES Ainsi, depuis plus de quarante ans, les mots, les langues, les rythmes semêlent et tissent uneœuvre rare et sans tapage. Michel Ducasse prend son temps. Rien ne presse. Grand marcheur, il chemine « “tO tRANsLAte Is MORe thAN tO sIMPLy IMItAte. It Must ALsO MeAN fReeING the IMAGINed wORLds wIthIN.” « tRaduiRe n’est Pas seuLement imiteR. c’est aussi décLOisOnneR Les imaGinaiRes. » à pied en contemplant le paysage intérieur. Il a 39 ans quand il publie son premier recueil, alphabet . D’autres suivront avec la même ardeur patiente. En 2017, il compose enn bouke bwa tanbour : un « bouquet » de poèmes de ses « compagnons de route » - de Charles Baudelaire à Emily Dickinson en passant par John Keats ou tagore - qu’il traduit et transpose en créole, la langue-mère de l’île. C’est ainsi que, pour la première fois, Le dormeur du val est ressuscité en « Afale dan verdir » ; Les enfants qui s’aiment de Prévert en « Zanfan la- mour » ; le « bouquet de houx vert » de victor Hugo devient un bouquet de bois tambour – du nom de la plante endémique de Maurice … « traduire n’est pas seulement imiter. en restant auplus près de la forme et du sens, j’insuffle nécessairement mon propre regard. Il s’agit de recréer, de réinventer, de transposer parfois le sens... Ce recueil est né de mon désir de partager avec les miens les vers des plus grands poètes qui m’ont façonné, et, ainsi, de décloisonner les ima- ginaires. » KREOL, VITAL ET VIVANT « Écrire en créole, poursuit Michel Ducasse, c’est convoquer un ima- ginaire différent et fraternel. Longtemps méprisée, la langue des esclaves, née du français et de plusieurs langues africaines et malgaches, dans l’urgence et la nécessité de communiquer pour survivre, recèle quelque chose de vital. elle ne cesse d’évoluer au gré des migrations, s’enrichissant des langues ancestrales comme le hindi, le tamoul, l’urdu… vivante, toujours. » Pour élargir le champ de visions, le poète a invité ses complices de longue date, le graphiste Patrice offman et le peintre Ennri Kums. Ainsi le « bouke » de mots s’enrichit de graphies et frises créoles, de des- sins aux pastels gras, sombres et profonds. Inspiré et inspirant, enn bouke bwa tanbour est un acte hau- tement fraternel.  the Albatross, drawn by Ennri Kums. L’Albatros du dessinateur ennri Kums. POETRY THE ART OF ENCOUNTER 40

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