Beachcomber Magazine 04

– Edmond eut dix-sept enfants dont un seul, Régis, diplômé de l’École centrale, fut assez malin pour racheter les parts de ses seize frères et sœurs. Apparaît en 1902 un nouveau petit Chazal, Malcolm, rejeton de la cinquième génération de descendants de François de Chazal qui arriva sur l’île en 1763 au temps prospère de La Compagnie des Indes. Petit garçon sage il rend visite à ses grands-parents sur le domaine, mais se révèle, après bien des tribulations, un artiste rebelle, intégral et mystique, selon ses mots, passant de la poésie à la peinture, de la chronique au journalisme avec tant d’aplomb qu’il sera salué comme un génie déroutant par ses collègues parisiens surréalistes. Il voyait même dans « le tourisme » un bienfait culturel qui, écrit-il en 1961, « ne sera un succès que si le visiteur peut venir et partir avec cette odeur, cette transfiguration, cette transpiration de notre sol. Cette quintessence que sont le corps et l’âme de notre doux pays ». Tout Maurice est son île-fée où, dit-il dans un de ses plus sensuels aphorismes, « quand passe le vent, les herbes s’allongent pour faire l’amour ». Il y meurt le 1 er octobre 1981. La sucrerie, vendue en 1990, est aujourd’hui la propriété d’Anne- Dauphine de Grivel, qui continue, dans un luxe très mauricien, à recevoir des hôtes dans cette demeure où « tous les objets sont animés ».  LA MAISON EURÊKA C ’ est le joyaude la familleLeClézio. Le lieu fondateur d’une famille plutôt pauvre débarquée de Bretagne sur ce qu’on appelle encore l’Isle de France, premiers d’une lignée qui produira quelques flamboyants barons du sucre et le prix Nobel de littérature, J.-M.G. Le Clézio. La maison Eurêka et ses vallons sauvages, piqués de canneliers, arbres aux quatre épices et gaufriers des Indes, seront omniprésents dans l’œuvre de J.-M.G. Le Clézio, auteur allégorique d’une île qu’il visite pour la première fois en 1981, à 41 ans ! Lui qui a été élevé « dans le désespoir de cette maison perdue », est imprégné depuis l’enfance par les récits nostalgiques de la diaspora de la famille Le Clézio, divisée à la suite d’une brouille entre deux frères. « C’est le tabernacle du sucre et de la roupie », commente son actuel propriétaire, Jacques de Maroussem, gendre d’une demoiselle Le Clézio. À l’annonce de son mariage, une bonne amie lui avait prédit : « Tu entres chez les Borgia ! » Pourtant il s’est acharné à réinvestir cette maison pour en faire une sorte de musée restaurant familial et créole, dont il raconte avec une faconde distinguée l’invraisemblable saga. « J’ai peur de faire ombrage à l’écrivain lui- même, mais il y a tant d’histoires croustillantes qu’il ne connaît pas. » Et ça croustille, avec la valse des fortunes perdues et retrouvées. Le premier Le Clézio mauricien, François Alexis, armateur corsaire, perd son bateau et sa fortune, que son fils, Alexis Jules Eugène, rebâtit en bon notaire, pour s’acheter en 1850 le domaine d’Eurêka. Ses fils seront les potentats de l’industrie sucrière, Sir Eugène et Sir Henry Le Clézio, deux frères d’abord alliés puis ennemis, vrais maîtres de la colonie devenue britannique quand l’un est nommé chef de la Justice et l’autre président du Conseil par le gouverneur anglais. Deux clans se forment autour de chacun d’eux quand Sir Henry et Sir Eugène séparent leurs fortunes lors de ce que Jacques de Maroussem appelle « le coup fourré ». L’un garde l’essentiel et le second une grosse somme d’argent qu’il va vite dilapider en s’exilant en France. C’est de cette branche qu’est issu Jean-MarieGustave, après que son père eut quitté lamaison natale à 30 ans. Autour du domaine Eurêka s’élaborent des « pactes infernaux ». Celui de Léon, chef de l’oligarchie sucrière en 1920, qui, dans un coup de bourse fameux, vend toutes les récoltes de l’île à leur distributeur Tate & Lyle, et empoche un pactole fabuleux. Le lendemain le cours du sucre s’écroule ! Un arrière-grand-père qui fait 17 enfants à son épouse, ce qui ne simplifie pas les rapports familiaux embrouillés entre les héritiers qui suivront ! Un autre, non moins grand baron du sucre, laisse la propriété à ses cinq filles à la condition qu’elles ne se ma- rient jamais… Mais Tante Germaine, qui dit « ne pouvoir résister à la chose », se marie et laisse le domaine à ses sœurs. Parmi elles, une légendaire Tante Sissi, qui meurt à 96 ans et déclenche à nouveau les grandes manœuvres des entourloupes et des héritages avec ses 104 neveux et un seul héritier ! Un grand-père qu’on avait connu inlassable bâtisseur annonce son intention de raser Eurêka pour y construire 32 villas ! Après bien de retournements d’alliance, Jacques de Maroussem réussit en 1986 à convaincre les divers ayants droit de lui laisser acheter la demeure, et bien sûr, c’est la tirelire de belle- maman, née Le Clézio et toujours résidente d’Eurêka, qui lui permet d’offrir une nouvelle vie, publique, à cette maison qui bruit encore de tant de secrets…  Lunch on the covered terrace. Déjeuner sous la varangue, à la maison Eurêka.

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