Beachcomber Magazine 05

OUTSIDE MAURITIUS THE ART OF DISCOVERY 64 vue avec le temps et les impératifs d’un parcours que l’on s’obstine à suivre. Mais parfois, parfois et heureusement, le rêve prend forme, le moment est bon, l’envie bien vivante, le cœur à la fois suffisam- ment sûr de ses attaches et désireux de les surpasser ; on peut partir. Avec la conviction que seul le voyage lui-même pourrait répondre à la question du « pourquoi ». Je revois les paysages de Patagonie, beaux à repenser le monde, sa taille et ce qu’il contient, à se dire en se couchant le soir : « Si c’était ça le commencement, qu’est-ce que la vie va être belle… » Beaux à en inventer des couleurs en rêve. Je revois le trajet de trois jours en bateau-bus sur l’Amazone, les ponts bardés de hamacs accrochés tête-bêche qui étaient une forêt à eux tout seuls et dans lesquels chacun de ceux qui voyageaient s’apprêtait à vivre, manger, dormir, nourrir de longues conversations avec le voisin, et regarder passer sous eux le plus grand fleuve du monde et finir par adopter sa lan- gueur, pour la durée de la traversée. Je revois une procession de femmes boliviennes aux longues jupes colorées et chapeaux ronds avançant en file indienne entre les lignes des plantations de coca, sur des chemins qui n’en sont pas. Elles traversent en zigzag les pentes escarpées de l’île du Soleil, parce que sur cette île où il n’y a que des hommes, des ânes et des lamas, c’est là la seule façon d’at- teindre les berges du lac Titicaca. Ce lac doit être atteint si l’on veut pouvoir y laver les vêtements d’une des doyennes du village, partie la veille dans son sommeil pour un de ces lieux que les tapis- series de ce peuple évoquent comme un endroit où, parfois, les chevaux enfantent des oiseaux. Je revois les visages des enfants dans les villes. Ceux, exaltés, des joueurs de samba dans les bars de Sao Paulo. Ceux penchés aux fenêtres. Ceux des vendeurs dans le marché de Samaipata. Ceux peints sur les murs de Valparaiso. Ceux, reflets infinis du mien, des autres voyageurs, avec leur carapace en toile sur le dos, dans les auberges semées un peu partout sur le conti- nent. Je revois la Bolivie, le Chili, le Brésil, et alors, sans plus l’ombre d’un doute, je sais « pourquoi ». AU BOUT DE L’ARC-EN-CIEL Je n’ai pas encore les mots pour parler du retour. Alors j’emprunte pour l’instant ceux de Nicolas Bouvier dans L’usage du Monde : « Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu’on porte en soi, devant cette espèce d’insuffisance centrale de l’âme qu’il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui, para- doxalement, est peut-être notre moteur le plus sûr. » Le voyage m’a appris pourquoi j’étais partie. Mais plus précieux encore, il m’a appris qu’un jour, bientôt, je saurai repartir.  Self-portrait, Salvador, Brazil. Writing to bring back bouquets of burgeoning projects. Autoportrait, Salvador, Brésil. Écrire pour rapporter des bouquets de projets en bourgeon. Mother and child at a popular dance, Recife, Brazil. Mère et son enfant lors d’une fête populaire, Recife, Brésil. 

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